RENCONTRE AVEC LA MONTAGNE

 

 1. Introduction

La montagne au Maroc, et plus particulièrement au Moyen Atlas, est encore Un domaine géologique et culturel à découvrir. Les études qui étaient faites par les chercheurs de l'époque coloniale et qui avaient des objectifs déterminés, doivent être suivies aujourd'hui par des études scientifiques dépourvues d’arrière plan idéologique pour mieux faire connaître des faits culturels très intéressants, mais qui évoluent dune manière latente en marge de l’histoire.

C'est dans cette perspective que nous avons escaladé à maintes reprises les montagnes surplombant les plaines du Tadla, et au pied desquelles on rencontre les petites agglomérations de Foum el Ansar, Taghzirt, Tanougha, peuplées en majorité par une population berbérophone. Le but de cette étude est de communiquer beaucoup plus les émotions que les réflexions que nous avons éprouvées en longeant la vallée qui prend naissance dans la montagne colossale de Tassammite dominant Béni Mellal, et qui vient s'éteindre là où se forme a une vitesse vertigineuse le village d'Adouz.

2. Une tapisserie aux mule couleurs

La tapisserie dans la tribu des Ait Said qui vit sur le versant occidental de la montagne de Tassammit; et qui est une fraction de la grande tribu des Ait Sekhman vivant sur un territoire accidenté s’étendant d’Ouaouizeght à Aghbala, est faite très souvent à base de lame. Comme généralement les meubles (chaise, table, lit...) ne sont pas utilisés chez les berbères, puis qu’ils ne font pas partie de leur culture, c'est le tapis qui constitue l’arène fondamentale sur laquelle se passent la majorité des activités domestiques. Aussi doit-il être épais, doux, bien tissé, beau, long et large, afin de satisfaire aux besoins de la famille. Pour veiller sur son confort, celle-ci cherche à en avoir en grande quantité. Selon leur qualité, certains tapis sont réservés à la chambre des invités, d'autres aux usages de tous les jours, et cest pour cette raison que les femmes les entretiennent en les dépoussiérant, en les lavant et en les renouvelant quand us sont fripés et indignes d’être étendus sous les pieds des convives.

La couleur rouge, synonyme de vivacité, de sentiments chaleureux et donc d’hospitalité, domine, comme partout ailleurs au Moyen Atlas, dans le tapis berbère de cette région. Obtenue à base de plantes, d’herbes, d'écorces de certains arbres, elle donne au tapis, en alternant avec d'autres couleurs comme le noir (utilisé sobrement), le vert, le blanc, l’orange, l'effet d'un espace printanier où rivalisent les coquelicots, les jasmins et tant d'autres fleurs embaumées. De fait, cc sont les couleurs vives de la nature qui sont transposées dans la tapisserie berbère de cette région, il est rare d’y rencontrer les couleurs du sable, les couleurs de la laine du dromadaire parce qu'elles ne font pas partie du vécu quotidien de cette population évoluant dans des espaces verdoyants.

Quant aux motifs décoratifs utilisés dans cette tapisserie, us sont également variés: des lignes parallèles séparent symétriquement des figures géométriques où dominent le carré, le rectangle, le losange, le cercle, alternant quelquefois avec des étoiles hébraïques provenant de linfluence que les juifs avaient exercée sur certaines professions artisanales au Maroc. Mais ce qu’il faudrait retenir de ces motifs distribués proportionnellement par rapport aux dimensions du tapis quils fleurissent, c'est leur tracé rigoureux et leur symétrie totale. Ici, comme dans l1architecture traditionnelle berbère, Ici génie de l'artisan se déploie dans sa force créative et ne laisse guère de place à l'hésitation et encore moins à l'erreur. Le tapis devient alors un lieu où règnent sans partage un savoir-faire transmis au fil des ans, une harmonie dans la distribution des formes géométriques et une poésie qui traverse les âges en apportant les fruits de la mémoire et en projetant lesprit du contemplateur dans les incertitudes et les promesses de l'avenir.

 

3. une architecture berbère

Dans les régions montagneuses indiquées au début, il n'existe pas de ksour, belles maisons en pisée dont les tours montent majestueusement dans le ciel saharien, mais on rencontre des habitations en pierres rougeâtres ou d’un blanc cristallin entourées d’une cl6ture de pierres de moindre qualité, et dont la hauteur ne dépasse pas en général la ceinture d'un homme. Ce sont des maisons basses sans eau, ni électricité certes, mais dies ont le mérite d'être adaptées à la nature et de résister aux intempéries.

A proximité de ces maisons modestes conçues sans le concours de l'architecte, entendu au sens moderne du mot, se trouve l'écurie (asqqifl) d'où part rituellement un bétail quasi sauvage pour paître solitairement dans la foret et sur les hauts pâturages (agdal) se trouvant au sommet de la montagne.

Ainsi, ces habitations où voisinent l'homme et la bête en raison d'impératifs économiques, et qui témoignent d'une intelligence, d'une efficacité et même d'un art, peuvent servir de modèle écologique grâce à leur respect du fonctionnement des lois de la nature.

4.Les habitations troglodytes

L'effet des paysages de cette région, lesquels ont su garder en général leur pureté sauvage, de ces habitations rustiques, silencieuses, vivant en symbiose parfaite avec l'environnement, est bien pale devant celui qu'ont produit sur nous les grottes aménagées au sein d’une falaise verticale immense, qui, lorsqu'on l'observe

attentivement, évoque les premières secousses telluriques qui ont été à la base de la formation de l'Atlas.

En fait, ces grottes apparaissent comme un couloir horizontal situé à une soixantaine de mètres du pied de la falaise, et qui s’étend sur une distance de 50 mètres environ. Elles forment une ceinture profonde qui donne à la falaise, déjà' impressionnante, un aspect mythique et surréel. Mais, cc qui accentue davantage l’émerveillement devant le rapport très étroit entre le troglodyte et la nature, c'est l'existence de cloisonnements en pierres de couleur ocre, au sein de ce couloir naturel, pour séparer les espaces appropriés par les occupants. Plusieurs familles appartenant certainement à' un même groupe ethnique avaient élu domicile dans cc rocher qui les mettait mule fois plus en sécurité que ces forts artificiels construits naguère par la Colonisation, et dont les vestiges tr6nent encore sur les crêtes de certaines montagnes de lAtlas.

Tandis que nous contemplons ces grottes d’accès difficile, sinon impossible pour tout autre personne que leurs habitants, qui certainement devaient utiliser des cordes, des troncs d'arbres en guise d'échelles, etc., un jeune berger, remarquant notre étonnement, s’approche de nous et nous apprend qu’elles sont appelées igharman n'ait Ali"1. Quelques temps après, nous rencontrons un homme d'une quarantaine dannées qui nous dit que c'étaient les maisons des Portugais (Bardaqqiz)e il descend du fond de la montagne, à dos          de mulet, en longeant le sentier rocailleux de la vallée étroite pour s’approvisionner au village, construit là où finit la montagne et où la plaine souvre indéfiniment. Son visage bronzé, son regard pénétrant, son corps élancé, mais perché adroitement sur la monture, lui donne l'allure d'un ancêtre troglodyte ressuscité. Un peu plus tard, nous rencontrons un bûcheron dune soixantaine d'années, au visage émacié et fort maigre, qui suit un âne transportant un fagot de bois sec.

De ces grottes, il nous dit à peu prés la même chose, et précise que, jadis, comme la peur sévissait dans les montagnes, à cause des animaux sauvages et du règne de l’insécurité, les gens préféraient vivre dans les rocs. Il évoque ensuite la précarité et la famine d'autrefois, puis, nous interroge sur ce qui nous a amené dans le cœur de ces montagnes, et enfin reprend paisiblement son chemin derrière son âne, providence inouïe de la montagne.

René Euloge, dans ses Pastorales berbères où il fait le récit de la vie de Idder, jeune berger du Haut Atlas, a illustré son œuvre par une représentation photographique des maisons troglodytes2. Et il est tout à fait étonnant de voir que celles-ci ressemblent étrangement à leurs sœurs du Moyen Atlas, qui se trouvent seulement à une dizaine de kilomètres à l'est de Béni Mellal dans la vallée d'Adouz, qui conserve toujours sa fraîcheur primitive.

5. Des rites funéraires

Plus profondément dans la montagne toujours boisée, dans un coin d'une vaste clairière entourée d'une végétation luxuriante où dominent le chêne vert, le thuya, l’arbousier, se trouve, prés d'une fontaine, le sanctuaire de Sidi ouan ait Daoud. Dans ce lieu saint, se dresse un immense chêne séculaire au pied duquel est construite une petite pièce couverte dune toiture en zinc et à l'intérieur de laquelle est posée une vieille porte en bois. Mais tout autour de cet édifice solitaire, se trouve une dizaine de fosses, larges et profondes, et qui avaient été creusées dans les temps les plus anciens. Etaient-elles des fosses communes? des gîtes où vivaient les serviteurs du Saint? ou encore les vestiges des habitations primitives creusées cette fois-ci dans la terre?

Sans pouvoir donner de réponse, il faudrait dire cependant que ce qui étonne

 encore dans ces lieux silencieux et magiques, c’est l'existence, dans ce même espace, de deux roches imposantes, dont la première recouvre presque entièrement un immense trou formé dans le sol. Elle est retenue sur les bords par un cerces de pierres de telle sorte qu'il est possible d'entrevoir, en se baissant fortement, l'orifice noir rempli de morceaux de bois calcinés. Quant à la deuxième, bien qu’elle trône au milieu de cet espace mystique, elle est moins énigmatique parce qu’elle présente, sur son flanc tourné vers le sanctuaire, une surface lisse qu’on utilisait pour broyer des produits comestibles, ou pour travailler la peau des animaux afin de se vêtir, comme en témoigne le pilon en pierre que nous avons trouvé au pied même de cette roche.

Ce lieu mystique suscitant une infinité de questions pour les profanes que nous sommes dans le domaine archéologique, a connu apparemment deux grandes périodes, l'une antique où l’on adorait le feu, la pierre, la lune..., et l'autre nouvelle, où les berbères, une fois islamisés, se sont mis à se conformer aux préceptes de la religion musulmane, et à se grouper autour des fquihs et des saints, détenteurs de la parole sacrée.

6. Un paysage édénique

Les montagnes de cette région doivent donc bénéficier dune protection particulière, car elles sont la vie même, le rythme sur lequel battent nos cœurs. Elles constituent un lieu de refuge pour l’homme qui sait reconnaître les lois de la nature. Aussi, faudrait-il les garder inviolables par les thuriféraires du Progrès, pour pouvoir

assurer l'équilibre cosmique qui, hélas, dès lavènement de la machine, a commencé à battre en retraite.

Foyer d'une faune et d'une flore riches et variées, les montagnes veillent sur nous depuis la nuit des temps, et il nous appartient donc, parce qu'elles sont une partie de nous-mêmes, de les entourer de toute notre affection, de les entretenir et de les reboiser sans cesse.

7. Conclusion

Cette étude plus émotionnelle que scientifique a pour objectif, d'abord de sensibiliser à une culture berbères qu'il faudrait maintenir et développer par l'élaboration de projets ruraux, ensuite, de faire connaître ces montagnes à des fins touristiques et économiques, enfin de sauvegarder l’environnement en sauvegardant les valeurs linguistiques et culturelles qui ont assuré aux communautés berbères la continuité dans ces lieux qui semblent évoluer à l'écart de l’histoire moderne.

Chacun de nous dispose à coup sur d'un instinct de vie qui le lie à ses ancêtres, instinct régulateur qui tire la sonnette d'alarme quand il voit que nous abandonnons les choses essentielles au profit d'idoles sans âmes. Et c'est à cc titre que nous avons produit ces lignes dans L’espoir de redonner leurs chances à la beauté, à l’authenticité et à la vie.

 

ALI FERTAHI & Salah CHENNI