REQUIEM POUR TAMEGNOUNTE

Aujourd'hui encore, j'ai remonté le ruisseau jusquà la source qui jaillit d'un gouffre béant, telle une bouche de vieille édentée. Elle était bien autrement dans ma tendre jeunesse, mais pour des raisons obscures, on s'est armé d'impatience pour lui ôter ses stalactites une à une comme on été froidement des chicots.

Par mauvaises intentions ou par ignorance de la valeur irremplaçable des paysages pittoresques, les gens ne mesurent pas le temps que la nature met pour créer des œuvres d'art dont seule cette dernière est capable quand elle est livrée à elle-même.

Douce, claire, belle, fraîche était cette source aux rives ombrageuses, cette source assaillie d'ormes, de roseaux, de peupliers, de joncs, de citronniers, de saules pleureurs, de menthe sauvage, et qui baignait constamment dans les senteurs d'orangers. Ses printemps étaient irisés de fleurs roses, blanches, violettes et régnaient éternellement sur la vallée heureuse. C'était là que les oiseaux chantaient leurs meilleurs airs. Au crépuscule, on écoutait des rossignols, des merles, des chardonnerets, des moineaux, des rouges-gorges, des fauvettes, des bouvreuils, des tourterelles, des coucous, des pinsons et bien d1autres espèces qui s'évertuaient à mythifier ce lieu encore frais dans la mémoire de ceux de ma génération. Il y avait aussi des couleuvres qui glissaient sur la surface limpide des eaux et excitaient

notre curiosité d'enfants qui voulaient découvrir les chimères de ce monde. Je me souviens encore de ces tortues qui ramaient aussi rapidement qu'elles le pouvaient pour échapper aux punitions que nous leur infligions. Et je me souviens encore, comme Si cela datait d'hier, des poules d'eau, des genettes et surtout des truites qui passaient comme des comètes à la recherche d'une proie invisible.

Tu vois, mon fils, dans quels espaces je m’amusais! Et si j'écris ces mots aujourd'hui, c'est pour te communiquer un peu de ce bonheur! Je veux capter ce ruisseau pour te l'offrir, mais le ruisseau a dit : non ! Et a préféré s’enfoncer dans les méandres de la terre, car on n'a pas su l'aimer comme il se doit. On a voulu user de moyens modernes tels que le drainage, le ciment, le béton, la canalisation... autant de maux qui bordent sa rive en ces jours funèbres.

Maintenant, des hommes venus des contrées lointaines, infestent ta verdure et happent ton eau, telles des sangsues voraces. us sont venus de cet ailleurs lointain où l'eau est une bénédiction et l'ombre d'un arbre un mythe. Ils avaient entendu parler de tes lieux féeriques dans les chants psalmodiés durant les longues nuits où les caravanes se perdaient là-bas dans les terres arides. C'est de cette manière que tant d'autres sont venus vers toi, 6 source asséchée par la canicule des sables, et se sont arrêtés sur tes rives, dans la brume des années soixante-dix.

Mais pourquoi diable nos rues sont désertes ? Pourquoi préfère-t-on le béton, le goudron, le bitume, le ciment glacé, alors que tous les saints ont vécu leur ermitage sur tes bords jusqu'à leur dernier soupir, en ces mêmes lieux immortalisés par notre peintre Ahmed Cherkaoui.

Mais, dis-tu, un petit barrage de retenue "M'doual" alimentait une piscine qui portait le nom du petit moulin à eau ! Te rappelles-tu Les Lettres de mon moulin, les fraises rouges au goût savoureux et éphémère? Nostalgie d'une époque Où, en ce lieu dit "TINISS", durant la kermesse, on dansait la valse musette et accordéon, et Où l'on fêtait allègrement le 14 juillet! Plus de feu d'artifice en cette année ! Il ne reste plus qu'un marécage putride où des enfants, grandissant à l'étroit, courent le dernier poisson.

Ironie du sort ou jeux insidieux, des jeunes en chantier, venus du monde entier, assistent, en ce 14 juillet 1996, à 1'agonie du ruisseau. Cette "Touiza" moderne, cosmopolite, rappelle que jadis des sages l'appelaient "LALLA TAMEGNOUNTE".

O      source! Est-ce là ta dernière demeure?